Echo Bruit n°136 - page 11

Echo Bruit
n° 136
g
Dossier :
Eco-quartiers et
environnement sonore
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le magazine de l’environnement sonore
L’approche des phénomènes liés à l’ouïe est complexe parce
qu’elle combine trois dimensions: l’acoustique (la description
physique des signaux sonores), l’analyse spatiale (leur
propagation dans l’espace naturel ou construit) et la réception
humaine (leur perception et leur interprétation). La qualité de
nos vies passe par la qualité des sons qui nous environnent,
ceux des autres que nous subissons, tolérons ou choisissons
mais aussi ceux qui accompagnent volontairement ou non
nos propres activités. Chaque être est à la fois l’auditeur mais
aussi, d’une certaine façon, le compositeur de la bande-son
du film de sa vie.
Par un processus de glissement des valeurs accordées à
l’environnement, le silence est de moins en moins opposé
au bruit comme son contraire, au profit d’objectifs beaucoup
plus dynamiques tels que l’ambiance et le confort sonores, la
maîtrise acoustique du cadre de vie, la lisibilité auditive, le
choix de ses écoutes, voire le plaisir sonore.
Le quartier, dans ses formes traditionnelles comme dans
les éco-quartiers d’aujourd’hui, propose une échelle
particulièrement pertinente pour décrire - et intervenir sur
- les questions sonores en tant qu’elles constituent des
révélateurs très pertinents d’au moins trois dimensions de
notre « être au monde » : la corporéité, l’émotion et l’altérité.
La place du corps dans la ville
Beaucoup plus que la vue qui extériorise et distancie le
décor, l’ouïe est vraiment le sens par lequel est ressentie
l’immersion corporelle dans le milieu ambiant. Le sonore
nous submerge, nous stresse ou nous apaise, réactivant
toujours la conscience de notre échelle corporelle. C’est le
corps producteur et récepteur de sons qui nous situe comme
membres à part entière de l’environnement urbain : maîtres
d’une situation par le contrôle acoustique ou, au contraire,
exaspérés par des flux sonores subis. La sensation physique
de la proximité environnementale et de certaines de ses
qualités passe par les relations sons-corps. D’une part, parce
que nos oreilles n’ont pas de paupières pour interrompre
l’écoute ; et, d’autre part, parce que le son, de nature
ubiquitaire, se diffuse comme un enveloppement même si
nous en localisons les sources.
L’écoute donne la mesure de l’échelle d’un paysage ou
d’un environnement, à la fois au plan physique (immersion,
adaptation, sécurité) et au plan psychologique (sentiment
de familiarité, de confort, d’habitude, de malaise ou
d’agressivité…). Accorder au sonore une attention de premier
plan est donc bien une manière de poser comme enjeu le
respect du corps individuel et collectif dans l’espace construit,
et cela aux différents âges de la vie.
Le champ privilégié des émotions
L’ouïe est sans doute aussi le sens qui donne accès à la part
la plus intime et la plus profonde de notre être. Le neurologue
Oliver SACKS a fait beaucoup d’expériences avec des
personnes très troublées neurologiquement (notamment par
la maladie d’Alzheimer) pour lesquelles la musique demeure
le seul point de contact avec leur mémoire, la dernière brèche
dans le dysfonctionnement généralisé de leur cerveau
1
. Référé
à l’ensemble des être vivants, Oliver SACKS parle de l’homme
comme de « l’espèce musicale », celle dont la structuration
du cerveau place la musique comme l’une de ses dimensions
organisationnelles majeures.
Plus généralement, c’est-à-dire en situation non pathologique,
le sonore est aussi un facteur de captation et d’expression des
émotions à la fois au plan individuel et au plan collectif. Cette
fonction est loin d’être neutre dans l’espace urbain: imaginez
un stade muet ! Le sonore a une faculté d’agglomération, de
condensation des éléments individuels et d’amplification du
collectif. Il unifie les voix, les clameurs, les applaudissements,
jusqu’à révéler le groupe à ses membres eux-mêmes pour en
confirmer l’existence. Dès 1933, Hitler disait: « Nous n’aurions
pas conquis l’Allemagne sans le haut-parleur. » Il avait
parfaitement conscience de la dimension sonore du processus
d’adhésion et de son efficacité sur un groupe humain.
La dimension émotionnelle de l’acoustique s’observe non
seulement en des lieux et circonstances remarquables
ou évènementielles (concerts, meetings, manifestations
1 - Sacks, Oliver. Musicophilia. La musique, le cerveau et nous. Paris : Le
Seuil, 2009
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