Echo Bruit n°135 - page 62

Echo Bruit
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Santé
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le magazine de l’environnement sonore
rave) est une expérience sensorielle. C’est aussi la danse
et les multiples stimulations que viennent chercher les
auditeurs, ce lien social particulier basé sur l’expérience
esthétique et sensible partagée. Et il faut rappeler que
la communication verbale n’est pas la seule modalité de
communication, et même que c’est sans doute l’absence de
communication verbale (rendue impossible par le son) qui
permet l’établissement d’un autre lien social, fondé sur le
corps et les sens(17).
Du côté des musiciens
Qu’en est-il des musiciens ? Nous avons commencé en
caractérisant les musiques populaires par un mode
d’appréciation spécifique, qui engage les corps : une bonne
musique est celle capable de mouvoir les corps, d’entraîner
dans la danse. Si tout artiste cherche à toucher son public,
l’appropriation de la production est directement tangible
dans les arts de la scène, contrairement aux situations où
l’appréciation est différée dans le temps ou dans l’espace,
comme dans le cas de la réception du disque(18). Provoquer
la danse est donc un objectif primordial pour les musiciens,
qui voient par ce biais leur performance appropriée, et sont
donc reconnus en tant qu’artistes.
Mais plus que de simplement faire danser leurs auditeurs,
les musiciens visent eux aussi, comme les auditeurs, la
production de « moments d’exception ». Ces moments
sont ceux où la musique rencontre pleinement son public,
les instants où se créé une relation particulière entre les
musiciens et le public. Les musiciens ont des termes très
proches de ceux des participants pour traduire les états
émotionnels qu’ils atteignent lors des performances réussies:
l’atteinte d’un « état qui dépasse le plaisir », le ressenti
d’une « énergie collective », ou encore la création d’une
« osmose »… Pour Jean-Marie Seca, ce qui caractérise les
musiciens de rock, de rap, de techno… est d’être, comme les
participants, à la recherche de ces états intérieurs particuliers
qui peuvent survenir lors des concerts, et de rechercher
une proximité psychique avec le public, l’établissement
d’une « circulation des émotions » avec la foule lors des
concerts(19). Une manière de dire que les musiciens sont,
eux aussi, à la recherche d’un lien musical et sensoriel bien
différent de celui qui peut s’établir avec le langage verbal.
Les musiques qu’on appelle amplifiées ou populaires
appellent le plus souvent un engagement des corps, une
appréciation par la danse. Bien que le corps ait pu être
dévalorisé dans notre culture au profit de l’exercice de
l’intellect et de la raison, l’engagement somatique peut
être reconnu comme une modalité spécifique d’expérience
esthétique. L’intensité sonore participe alors pleinement de
l’expérience sensorielle recherchée par les participants. Mais
si l’événement musical est un moment de rencontre entre un
auditeur et une musique, il est aussi un moment partagé avec
d’autres. La musique a de tout temps accompagné les temps
forts de la vie collective. Sans la réduire à un simple support
du rassemblement, il faut au contraire saisir sa capacité à
instaurer un lien social particulier, autour de l’expérience
esthétique et du temps musical partagés.
* Conférence présentée lors du colloque organisé à Nancy, les 20 et
21 octobre 2010 sur la gestion sonore et la prévention des risques
auditifs dans les lieux diffusant de la musique amplifiée.
Références :
1 - O. Donnat, Les pratiques culturelles des Français à l’ère
numérique, Paris, La Découverte, 2009.
2 - M. Touché, Connaissance de l’environnement sonore urbain,
CRIV-CNRS, 1993.
3 - P. Tagg, Kojak: 50 seconds of television music. Towards the
analysis of affect in popular music, Mass Media
Music Scholar’s Press, 1998.
4 - S. Maisonneuve, « De la ‘‘machine parlante’’ à l’auditeur. Le
disque et la naissance d’une nouvelle culture musicale dans les
années 1920-1930 », Terrains, n° 37, 2001, pp. 11-28.
5 - S. Frith, Performing rites. On the value of popular music,
Cambridge, Harvard University Press, 1996, pp. 145- 157.
6 - M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris,
Gallimard, 1945.
7 - Sur la notion de dispositif, voir A. Hennion, « Une sociologie des
attachements. D’une sociologie de la culture à une pragmatique de
l’amateur », dans Sociétés, n° 85, 2004.
8 - A. Hennion, « Scène rock, concert classique », dans P. Mignon et
A. Hennion (dir.), Rock. De l’histoire au mythe, op. cit., pp. 101-119.
9 - E. Durkheim, Les formes élémentaires de la vie religieuse. Le
système totémique en Australie (1919), Paris, PUF, 1979.
10 - A. Hennion, S. Maisonneuve, E. Gomart, Figures de l’amateur.
Formes, objets, pratiques de l’amour de la musique aujourd’hui,
Paris, La Documentation Française, 2000, p. 214.
11 - M. Maffesoli, Éloge de la raison sensible, Paris, Grasset, 1996,
p. 182.
12 - Notamment G. Rouget, La musique et la transe. Esquisse d’une
théorie générale des relations de la musique et de la possession,
Paris, Gallimard, 2000.
13 - Idem., p. 231.
14 - J. Blacking, Le sens musical, Paris, Les Éditions de Minuit, 1993,
p. 36.
15 - G. Rouget, op. cit., p. 235.
16 - A. Schutz, « Faire de la musique ensemble. Une étude des
rapports sociaux », Sociétés, n° 1, Paris, Masson, [1971] 1984, p. 25.
17 - M. Maffesoli, Le temps des tribus, Paris, La Table Ronde, 2000,
p. 146.
18 - S. Le Coq, Raisons d’artistes. Essai anthroposociologique sur la
singularité artistique, Paris, L’Harmattan,
2002, pp. 96-97.
19 - J.-M. Seca, Vocations rock. L’état acide et l’esprit des minorités
rock, Paris, Méridiens Klincksieck, 1988, p. 71.
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