Echo Bruit
n° 135
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Santé
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le magazine de l’environnement sonore
de ce ressenti commun. L’esthétique peut se concevoir comme
une « faculté d’éprouver en commun » : « il faut entendre,
ici, esthétique en son sens le plus simple : celui de vibrer en
commun, de sentir à l’unisson, d’éprouver collectivement »
(11). Et le fait d’éprouver en commun créé un lien social bien
particulier.
Le rôle de l’intensité sonore
Pourquoi les participants à un événement musical recherchent
l’intensité sonore, le paroxysme musical? Les anthropologues
qui se sont intéressés à la transe réfutent que la musique
puisse y mener mécaniquement(12). Ils réfutent notamment
les thèses ramenant les chutes et convulsions à l’effet des
percussions sur le système nerveux central. Il y a d’ailleurs
des sociétés où la transe est atteinte au son d’une cloche
ou d’un hochet. Par ailleurs, tous les participants à un culte
de transe ne rentrent pas mécaniquement en état de transe.
Mais les anthropologues reconnaissent que la musique créé
incontestablement des effets physiques propres à induire des
modifications sensorielles chez les auditeurs : perturbations
de l’oreille interne qui jouent sur l’équilibre, vibrations qui
traversent les corps… La danse prolongée peut provoquer,
comme pour les sportifs, la libération d’endorphine, ce
qui augmente la résistance à la douleur, provoque un effet
anesthésiant et modifie l’humeur du sujet qui ressent une
sensation de bien-être. L’effort physique prolongé augmente
également la sécrétion de dopamine, un autre neuromédiateur
impliqué dans les sensations de plaisir.
Mais tous les danseurs ne dansent pas sans discontinuer des
heures durant; le moment du concert ou de la fête est ponctué
de pauses, de moments conviviaux autour du bar ou dans
les fauteuils des discothèques. Si les danseurs ne rentrent
donc pas mécaniquement en transe, ni ne dansent jusqu’à
être littéralement emportés hors d’eux-mêmes, il reste que
la musique et la danse provoquent des effets physiologiques
et neurophysiologique, des modifications de la perception de
soi et de son corps. Si le volume sonore élevé et la puissance
des infra-basses sont recherchés, c’est qu’ils contribuent à
rendre la musique tactile, presque palpable. « Baigner dans la
musique n’est pas qu’une métaphore. Il arrive qu’on la reçoive
véritablement par la peau(13) ».
C’est sans doute chez les participants aux free-parties qu’on
peut le mieux observer cette volonté d’immersion dans le
flux sonore et cette attirance pour les effets physiques de la
musique : une partie des danseurs, contre toute prudence,
s’approche au plus près du mur d’enceintes. Ils s’immergent
ainsi littéralement dans la musique, pour la ressentir encore
plus physiquement, pour en être empli, sentir son souffle, être
traversé des vibrations. Ils recherchent une intensification
de la perception musicale en se rapprochant de la source
d’émission du son. Alors, la musique est réellement palpable.
Plus qu’écoutée, elle implique une réception somatique, elle
est ressentie physiquement. Et elle appelle alors la danse. Elle
est incitation au mouvement.
La musique dansée implique une perception bien différente
de l’écoute, puisque tout le corps y est engagé. Par la musique
et plus encore par la danse, la présence sensible au monde
est modifiée. L’effet physique de la musique ne mène pas
forcément à la transe, mais il modifie la perception de son
corps propre et la relation de soi au monde environnant.
Expérience temporelle et relation de syntonie
La musique, par l’intermédiaire de la danse, modifie donc
la relation à soi, aux autres, au monde. Elle instaure aussi
une expérience temporelle particulière : « la musique crée
un autre univers de temps virtuel » (14), « un autre ordre
de durée » (15). La musique modifie la temporalité, c’est-à-
dire le temps tel qu’il est perçu, vécu, par distinction avec
le temps objectif, tel qu’il est mesurable par les montres.
L’abandon dans la musique est donc aussi un abandon dans
la temporalité particulière qu’instaure la musique. Pour
Alfred Shutz, l’expérience musicale vécue ensemble installe
un lien social particulier, qu’il appelle « relation de syntonie »
(16). La musique écoutée ensemble fait partager une même
temporalité, un même courant de conscience, encore
accentuée quand elle est partagée dans une coprésence
physique. Il parle aussi de cette relation comme du partage
d’un « présent très fort ». Cette relation de syntonie constitue
selon lui base de tout rapport social, tel qu’il peut s’établir
dans le temps externe, dans la coprésence et l’interaction
dans un espace commun.
Ainsi, l’expérience collective de la musique dans des contextes
ritualisés (du concert, du festival, de la discothèque, de la