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Le chant des oiseaux : un mode de communication sophistiqué
Ce signal modifié est ensuite émis par un haut-parleur
sur le territoire de l’oiseau testé. Sa réponse est compa-
rée à celle qu’il développe vis-à-vis de l’émission d’un
chant naturel, donc non modifié. Si les réponses diffè-
rent, c’est que l’on a modifié un ou plusieurs paramètres
clés du codage de l’information. Ainsi, par succession
de questions-réponses on arrive à «craquer» les codes
porteurs d’information et c’est l’animal qui nous fournit
la solution. Les leurres acoustiques sont construits soit
par synthèse destructive, en modifiant un ou plusieurs
paramètre du signal naturel (par filtration sélective, démo-
dulation, etc), soit par synthèse constructive, en partant
d’un signal simple sur lequel on applique peu à peu les
différentes caractéristiques acoustiques du chant testé.
Quant aux échelles éthologiques de réponses, elles sont
établies sur la base de comportements quantifiables
comme le nombre de chants émis en réponse au signal
diffusé, la distance d’approche au haut-parleur, la rapi -
dité de cette approche.
Des codes imbriqués
Comme évoqué plus haut, un chant véhicule différents
messages et à chacun de ces messages correspond donc
un code particulier. Le premier code du chant est le code
spécifique. C’est ce code qui permet à un oiseau d’être
reconnu acoustiquement en tant que membre d’une espèce
et donc de n’attirer que les femelles et de ne repousser
que les mâles appartenant à son espèce. Ainsi, en règle
générale, un chant émis par une espèce donnée n’induit
pas de réactions chez une autre espèce. Pour le codage
spécifique, les oiseaux utilisent presque toujours des
règles simples. Ainsi, l’alouette des champs possède un
des chants les plus complexes parmi les oiseaux, avec
un nombre moyen de syllabes différentes estimé à plus
de trois cents. Pourtant, nous avons pu montrer, par des
expériences de diffusion, que le codage spécifique chez
cette espèce reposait uniquement sur un rythme son-
silence particulier et non sur la nature des syllabes et
leur syntaxe. Par exemple, si l’on remplace chaque note
d’alouette par une note de troglodyte de même durée, le
chant sera malgré tout reconnu en tant que chant de l’es-
pèce par l’alouette et déclenchera des réactions territo-
riales aussi intenses qu’un chant spécifique, simplement
parce que le rythme son-silence a été respecté. Les autres
formes de codage sont par contre basées sur des règles
plus complexes. Ainsi, toujours chez l’alouette, le codage
de l’appartenance à un groupe repose sur des séquen-
ces de 6-7 syllabes différentes s’enchaînant suivant une
syntaxe précise et partagées par l’ensemble des individus
du groupe. Comment cela a-t-il été démontré ? Par une
expérience simple : lorsque l’on émet à une alouette le
chant d’un de ces voisins, signal qu’elle a appris à connaî-
tre, elle répond habituellement seulement par un chant.
Par contre, si on lui diffuse le chant d’un oiseau qu’elle ne
connaît pas, un «étranger», elle s’approche de la source
sonore en cherchant à chasser l’intrus. Ce comportement
sélectif observable chez de nombreuses espèces, a été
décrit sous le nom de «dear enemy effect» : les indivi-
dus connus établis dans des territoires voisins représen-
tent une menace moins forte que des individus étrangers
inconnus potentiellement à la recherche d’un territoire.
Dans notre expérience, nous avons rajouté dans le chant
d’un étranger les séquences de syllabes partagées par
tous les individus voisins du groupe (figure 3). Ce chant
«chimérique» était diffusé à un oiseau de ce même groupe :
Il n’y a pas eu déclenchement d’une réponse agressive.
Cette manipulation a donc suffi pour que l’oiseau testé
considère ce chant comme appartenant à un individu du
groupe. En ce qui concerne le codage de l’identité indi -
viduelle, il repose sur des règles encore plus précises.
Comme pour la signature de groupe, la signature indi-
viduelle peut être basée sur une séquence de syllabes
mais avec cette fois un ordre d’enchaînement unique et
non partagé avec d’autres individus. De plus, certaines
des syllabes, par leur forme de modulation de fréquence
et/ou d’amplitude, peuvent être uniques et n’appartenir
qu’au répertoire d’un seul individu.
Le chant des oiseaux présente ainsi une ségrégation des
informations basée sur différents niveaux de codage.
Des codes adaptés à leurs fonctions
et à l’environnement
Les chants sont émis dans des milieux physiques et
biologiques qui vont les transformer. Au cours de leur
propagation dans l’environnement, ils vont subir des
fluctuations d’amplitude, des filtrations fréquentielles
sélectives et des traînées. Ces modifications peuvent
être évaluées par une expérience simple : un chant à
étudier est émis depuis un haut-parleur et ré-enregistré
après transmission dans l’environnement. Haut-parleur et
microphone, représentant les oiseaux émetteur et récep-
teur, sont positionnés à des distances et des hauteurs
représentatives de situation naturelle. Pour quantifier
les modifications induites par le milieu, on compare le
signal témoin réenregistré à proximité du haut-parleur (1
m par exemple) avec ceux réenregistrés à plus longue
distance (25, 50 et 100 m par exemple). On peut alors
associer les résultats des expériences de propagation à
ce que l’on connaît sur les codes. On s’aperçoit ainsi que
les informations «publiques» devant être transmises à
longue distance comme l’identité spécifique sont portées
par des paramètres résistants à la propagation. Celles
plus confidentielles destinées à un auditoire restreint,
comme l’identité individuelle et l’identité de groupe,
sont codées avec des paramètres plus sensibles à la
dégradation. Par exemple l’alouette utilise les rythmes
son-silence, peu sensibles aux dégradations en milieu
ouvert, pour coder l’information spécifique destinée à
attirer de loin les femelles et elle utilise la syntaxe des
syllabes, codage plus fin et plus sensible aux dégrada-
tions, pour les communications de proximité destinées
au groupe de ses voisins. En résumé, la communication
acoustique des oiseaux intègre les contraintes imposées
par le milieu en adaptant les codes à leurs fonctions.
Cette adaptation des codes aux différents environne-
ments conduit parfois à des phénomènes de conver-
gence sonore pour des oiseaux partageant le même
habitat. Ainsi pour communiquer loin en forêts tropica-
les, de nombreuses espèces oiseaux utilisent généra-
lement des syllabes graves, peu modulées en fréquen-
ces et émises suivant un rythme régulier.