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Le liage de sons successifs par le système
auditif
Laurent Demany
UMR CNRS 5227 (Mouvement, Adaptation,
Cognition)
Université de Bordeaux
146 rue Leo-Saignat
33076 Bordeaux
E-mail : laurent.demany@u-bordeaux2.fr
Résumé
Un phénomène auditif surprenant a récemment été découvert : il est possible
d’identifier la direction d’un changement de fréquence entre deux sons purs successifs
dans des conditions où le premier des deux sons n’a pas été perçu consciemment.
Ce phénomène semble indiquer que le système auditif contient des détecteurs
automatiques de changements spectraux («frequency-shift detectors», FSD). La
fonction principale des FSD est hypothétiquement de créer un lien perceptif entre des
sons successifs qui, bien que différents par le spectre, émanent probablement d’une
même source acoustique. Ces détecteurs pourraient ainsi jouer un rôle important dans
l’analyse des scènes auditives. Il existe à ce jour un assez grand nombre de données
psychophysiques permettant de spécifier les propriétés des FSD, ainsi que celles de la
mémoire auditive implicite qu’ils exploitent.
«
Emportés et modelés par l’universel changement, nous
en sommes aussi les témoins parce que nous le perce-
vons comme changement. Cette perception est possible
dans la mesure où nous saisissons en une relative simul-
tanéité plusieurs phases du changement, qui apparais-
sent ainsi liées.»
Ces phrases de Paul Fraisse [1] s’appliquent à la perception
visuelle de même qu’à la perception auditive. Mais dans notre
environnement quotidien, les changements visuels diffèrent
en général des changements auditifs. Les premiers sont
des déplacements continus, des mouvements. Les seconds
peuvent être également continus (exemple : le spectro-
gramme d’une diphtongue), mais c’est à des
séquences
de sons, éventuellement séparés par des silences, que
nous attribuons une signification dans le domaine acousti-
que. Il est donc particulièrement important pour le système
auditif (au sens large) de lier des éléments sonores sépa-
rés dans le temps.
Ce liage, cependant, doit être sélectif. En effet, notre envi-
ronnement sonore résulte rarement de l’activité d’une seule
source acoustique. Généralement, plusieurs sources sont
actives de façon concomitante, et leurs productions sont
entremêlées. Il importe bien sûr que ne soient liés dans le
temps que des éléments sonores issus d’une même source.
C’est un aspect crucial de ce que l’on appelle, à la suite de
Bregman [2], «l’analyse des scènes auditives».
L’analyse en question repose en grande partie sur des
mécanismes neuronaux automatiques, qui organisent effi-
cacement notre environnement sonore en prenant unique-
ment en compte les caractéristiques purement physiques
des sons. Identifier ces mécanismes est aujourd’hui l’un
des objectifs majeurs de la recherche sur l’Audition. A ce
sujet, van Noorden [3] avait voici plus de 30 ans proposé
une hypothèse qui a été largement ignorée depuis. Il avait
suggéré que le système auditif contienne des détec-
teurs automatiques de changements spectraux, ressem-
blant fonctionnellement aux détecteurs de mouvements
spatiaux qui existent dans le système visuel. Ces derniers
sont capables de détecter non seulement des mouve-
ments continus mais aussi (sous certaines conditions)
des déplacements discontinus. Leur fonction essentielle
est d’établir un lien entre des stimuli successifs et de
nous donner la capacité de les percevoir comme un seul
et même objet [4]. Leurs cousins auditifs, imaginés par
van Noorden, ont hypothétiquement une fonction compa-
rable : en liant des éléments sonores successifs, ils pour-
raient nous rendre capables d’appréhender ces éléments
en tant que parties d’un même «objet» ou «flux» sonore,
émanant d’une seule source.
Depuis environ cinq ans, un certain nombre d’études
psychoacoustiques ont montré que l’hypothèse de van
Noorden devait être prise au sérieux. Elles ont fourni des
arguments forts en faveur de l’existence de «frequen-
cy-shift detectors (FSD)» dans le système auditif. Elles
permettent également de spécifier certaines de leurs
propriétés. Je vais ici passer en revue les principaux
résultats obtenus.
Un phénomène auditif paradoxal
Paradoxalement, un auditeur humain s’avère capable d’iden-
tifier la direction d’un changement de fréquence entre deux
sons purs successifs (même séparés par un silence assez
long)
sans avoir pourtant perçu consciemment l’un
des deux sons
. Ce phénomène surprenant constitue un
argument fort en faveur de l’existence de FSD.
Demany et Ramos [5] ont mis en évidence le phénomène en
question de la façon suivante. A chaque essai expérimen-
tal, une séquence de deux stimuli, durant chacun 300 ms
et séparés par un silence de 500 ms, était présentée au
sujet. Le premier stimulus était un «accord» de cinq sons
purs synchrones, égaux en amplitude. Les fréquences des
cinq composants de l’accord étaient tirées au hasard, mais
de façon telle que deux composants ne soient jamais sépa-
rés par un intervalle inférieur à 6 demi-tons ; ce dernier point
assurait que les composants soient toujours résolus (i.e.,
séparés tonotopiquement les uns des autres) dans la cochlée.