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Les ‘ronds dans l’eau’ des Anciens Stoïciens
Car la voix est en fait un souffle qui s’écoule et qui, par l’in-
termédiaire d’une percussion de l’air, tombe sous le sens
de l’ouïe. Son mouvement de toutes parts se fait par une
infinité de cercles. C’est comme lorsqu’on jette une pierre
dans une eau tranquille : une quantité de vagues circulai-
res croissantes se forment à partir du centre, et s’éten-
dent fort loin, s’ils n’en sont pas gênés par l’étroitesse du
lieu ou par un obstacle qui empêcherait les ‘figures’ de ces
vagues de se propager ; s’ils rencontrent quelque chose,
les premiers cercles qui sont touchés perturbent les ‘figu-
res’ de ceux qui suivent.
Ainsi la voix effectue son mouvement par des cercles.
Cependant, dans l’eau, les cercles s’étendent en largeur
sur la surface de l’eau, alors que la voix se propage non
seulement en largeur mais monte progressivement en
hauteur. C’est pourquoi, comme pour les ‘figures’ des
vagues sur l’eau, dans le cas de la voix, si aucun obstacle
n’intercepte la première vague, alors la seconde et celles
qui suivent ne sont pas perturbées , et toutes parviennent
sans confusion aux oreilles de ceux qui sont en haut, aussi
bien que de ceux qui sont en bas. (Traduction du latin par
F. Baskevitch)
Parmi les nombreuses traductions françaises du Traité
d’architecture, très peu tiennent compte du vocabulaire
et des notions de la physique stoïcienne. Définir la voix
comme un souffle est directement issu du pneuma; et ce
qui est désigné ici par ‘figure’ est la traduction de desi-
gnatio qui correspond justement à la ‘forme’ ou ‘figure’
des Stoïciens.
Pour Vitruve, le son se propage circulairement, et les
vagues sont porteuses d’une ‘information’ qui correspond
au timbre du son. C’est la première fois que cette notion
est évoquée dans l’histoire des théories de la propagation
du son, et Vitruve insiste sur la fragilité de cette ‘figure’ qui
peut être perturbée par des obstacles. La remarque sur
la diffusion en hauteur est très pertinente, car elle évoque
la propagation sphérique. En revanche Vitruve n’observe
pas la principale propriété de ce modèle qui est que deux
séries de cercles ne se perturbent pas dans leur propaga-
tion lors de leur rencontre, propriété qui demeurera sans
explication pendant très longtemps.
Cette métaphore des ‘ronds dans l’eau’ est reprise vers le
VI
e
siècle par Boèce qui est un savant considéré comme un
passeur entre la science de l’Antiquité et celle du Moyen
Âge. De nombreux auteurs, jusqu’à la Renaissance, s’ins-
pirent de Boèce, tant pour la logique que pour l’arithméti-
que ou encore pour la musique. Voici ce que Boèce écrit,
vers 500, dans son Traité de la musique :
On considère d’ordinaire qu’il advient aux sons ce qui se
produit lorsqu’on lance, de haut, une pierre dans un étang
ou dans des eaux dormantes. D’abord elle provoque une
onde dans un cercle très petit, puis elle propage les orbes
de ces ondes en cercles de plus en plus grands jusqu’au
moment où le mouvement s’apaise, épuisé par la diffusion
des flots. Et ainsi, de proche en proche, l’onde se répand
sous l’effet d’une poussée toujours plus faible. Dès qu’un
obstacle vient entraver l’accroissement des ondes, aussi-
tôt le mouvement s’inverse et c’est comme s’il revenait au
centre d’où il était parti, empruntant les mêmes ondelettes.
Ainsi, dès lors que l’air frappé aura produit un son, il en
ébranle un autre tout proche et provoque ainsi une sorte
de flux d’air circulaire. C’est pourquoi il se répand et frappe
en même temps l’ouïe de tous ceux qui l’entourent. Et le
son est moins net pour celui qui se tient plus loin puisque
l’onde d’air percuté qui lui parvient est plus faible.
La métaphore des ‘ronds dans l’eau’ est également
évoquée par Averroès, savant arabe de l’Andalousie du
XI
e
siècle qui a contribué à la transmission des textes
d’Aristote en Occident. Influencé par Boèce, Thomas
d’Aquin, au XIII
e
siècle, popularise cette modélisation dans
son ‘Commentaire au Traité de l’âme d’Aristote’, sorte
de manuel de référence pour l’étude de l’intellect et de
la perception, dans le monde universitaire de l’Occident
chrétien jusqu’au XVII
e
siècle.
Les Stoïciens nous ont laissé peu de textes concernant
leur physique, mais on leur doit cette célèbre image des
‘ronds dans l’eau’. Il s’agit, jusqu’au XIX
e
siècle, de la seule
représentation du phénomène de propagation des sons,
phénomène qui échappe pendant longtemps à l’observa-
tion visuelle. Malgré les inexactitudes de cette représen-
tation qui seront relevées vers 1670, elle demeure, encore
de nos jours, la plus appréciée des pédagogues, en raison
de sa simplicité. Il convient cependant d’en évaluer les limi-
tes dès qu’on aborde les propriétés caractéristiques des
sons telles que l’intensité et la fréquence.
Conseils de lecture
D. Laërce, Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres, livre VII,
nombreuses éditions, exemple : «Vie et doctrines des philosophes illustres»,
Le Livre de Poche, La Pochothèque, 1999.
Plutarque, Des contradictions des Stoïciens, et Des notions communes contre
les Stoïciens, in «Les Stoïciens», Gallimard, La Pléiade, 1962.
Vitruve, Dix livres d’architecture, livre V, Paris, 1673, trad. Claude Perrault,
nombreuses traductions et éditions, notamment une récente édition, Les Belles
Lettres, Paris, 2009.
Boèce, Traité de la musique, traduction Christian Meyer, Brepols, Tunhout, 2004.
R. Muller, Les stoïciens : la liberté et l’ordre du monde, Paris, Vrin, 2006,
chapitre II, ‘La physique’, pp. 61-126.
A.A. Long et D.N. Sedley, Les philosophes hellénistiques, GF-Flammarion,
tome II, «Les Stoïciens», 2001.
P. Lienard, Petite histoire de l’acoustique, Soc. Franç. d’Acoustique, Hermès ,
Paris, 2001.
F. Baskevitch, Les représentations de la propagation du son, d’Aristote à
l’Encyclopédie, Thèse de doctorat soutenue à Nantes le 20 octobre 2008.
Disponible sur le site ‘Thèses en ligne’, http://tel.archives-ouvertes.fr/
tel-00423362/.
Électronicien et acousticien, François Baskevitch a effectué une longue
carrière dans le domaine de l’électro-acoustique. Il est ingénieur en télé-
communications et traitement du signal audio, et docteur en histoire des
sciences, spécialisé en histoire de l’acoustique physique. Il est membre
de la Société Française d’Acoustique (SFA) et de la Société Française
d’Histoire des Sciences et des Techniques (SFHST).
Contact : fbaskevitch@free.fr