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Les «grains de son» des atomistes de l’Antiquité
Fidèles images de l’ébranlement initial, les atomes d’Epi-
cure se transportent jusqu’à l’oreille en gardant la finesse
des détails ainsi que l’information de hauteur de son, ce
qui permet de s’affranchir du problème de la «vitesse» liée
ou non à la hauteur, qui fait tellement problème dans les
autres théories. Epicure peut renvoyer la théorie qu’Aris-
tote lui-même n’avait pas pu représenter de façon correcte,
puisqu’il faisait du son un mouvement d’une masse d’air
unique provenant du choc initial. De plus Aristote et ses
successeurs n’ont jamais pu donner d’explication sur la
conservation des caractéristiques de timbre pendant la
propagation, ni à propos de l’écho. Fidèle à sa mécanique
des sons, Epicure défend les chocs de particules sur l’or-
gane auditif. Bien entendu l’écho est expliqué par les lois
mécaniques des chocs de projectiles sur une paroi.
Il reste cependant une imprécision dans ce système. La
dimension de ces corpuscules n’est pas précisée, et on
est en droit de se demander ce qu’il en advient après leur
perception. Y a-t-il une accumulation ?
Dans ce cas, elle suppose l’agglomération de ces atomes
en corps matériels dont on n’a pas trace d’existence, ou
alors leur transformation en substance inconnue mais
forcément corporelle.
De même, les corps sonores devraient subir une perte de
substance, et à la longue, diminuer de volume.
Les idées atomistes sont largement diffusées dans l’Em-
pire Romain et notamment chez les mécaniciens d’Alexan-
drie : Ctésibios, dont nous n’avons pas de trace écrite, et
Philon de Byzance à partir du III
e
siècle avant J.-C., puis
Héron d’Alexandrie, définissent l’air comme un élément
matériel composé de particules immergées dans le vide.
Avant tout mécaniciens et concepteurs de machines, ces
ingénieurs n’ont pas de démarche théorique. En revanche,
leurs textes n’évoquent pas la propagation du son.
La physique d’Epicure est faite d’hypothèses et souffre
de l’absence d’observations qui pourraient les soutenir. A
la fois prémonitoires sur la constitution de la matière, et
vouées à l’échec sur ces flux de grains de son, ses théo-
ries n’ont pas eu la possibilité d’être approfondies et corri-
gées par ses successeurs, du fait de leur élimination pour
longtemps par la pensée dominante à cause du matéria-
lisme qu’elles véhiculaient.
Lucrèce
Avec Lucrèce, poète romain du I
er
siècle avant J.-C. qui
adopte l ’atomisme, comme beaucoup de ses conci -
toyens, on en sait un peu plus sur la production et la
propagation des sons. Son célèbre De natura rerum (De
la nature des choses) est un long poème qui expose
son approche de la physique. Il s’attarde sur la maté-
rialité du flux sonore en invoquant les blessures subies
par la gorge lorsque l’on crie, signe indéniable d’une
perte de matière.
« La voix souvent blesse la gorge et les cris irritent les
canaux qu’ils parcourent. C’est qu’alors les atomes des
sons, pressés trop nombreux dans un canal trop étroit,
ne se ruent pas à l’extérieur sans déchirer l’orifice et sans
endommager le conduit par où la voix gagne l’air. Il est
donc impossible de douter que la voix et les paroles ne
soient faites d’éléments corporels, puisqu’elles sont capa-
bles de blesser, [...] puisque parler beaucoup nous cause
une perte de substance.»
Voilà le problème de la matérialité des corpuscules sono-
res du point de vue de leur production et de la perte de
substance qui l’accompagne, mais toujours pas de leur
devenir. Lucrèce décrit dans une langue de poète, la diffé-
renciation des atomes sonores :
« La rudesse de la voix vient de la rudesse des éléments
et sa douceur vient de leur douceur. Car ce ne sont
pas des atomes de même forme qui pénètrent dans
les oreilles quand la trompette barbare fait entendre
son grave et profond appel et que l’écho en renvoie le
rauque gémissement, ou bien quand le cygne né dans
les fraîches vallées de l’Hélicon lance son cri perçant
et mélancolique.»
Là où Aristote est incapable d’expliquer et de décrire les
paramètres du timbre, c’est-à-dire de la «couleur» des
sons, l’atomisme propose une solution simple : le timbre
est caractérisé par la forme des atomes de son, forme
qui est conservée pendant toute la transmission.
Lucrèce aborde la question de la diffusion du son qui
suppose un grand nombre de ces flux pour arroser un
auditoire :
« Il arrive souvent qu’un mot lancé par la bouche du
crieur public frappe les oreilles de tout un peuple. En
ce cas, une seule voix se divise sur- le-champ en une
multitude de voix, puisqu’elle se répand dans un grand
nombre d’oreilles et imprime à chacune la forme et le
son distincts de chaque mot. Une partie des voix qui
ne frappent point nos oreilles va au-delà et se dissipe
dans les airs.»
L’autre partie rencontre des obstacles et peut former
l’écho sur lequel Lucrèce s’épanche un moment, le sujet se
prête facilement aux élans lyriques du poète. Cependant
il s’agit bien ici d’un problème rencontré par la théorie
atomiste du son. Si des flux d’atomes de sons se propa-
gent en toutes directions, la quantité d’atomes, et donc
de matière, est considérable, et finalement très peu sont
perçus par l’organe de l’auditeur. On revient sur la ques-
tion de la quantité, de la dimension et de la masse de ces
grains de son, et de leur devenir.