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Spécial “Design Sonore”
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Acoustique
&
Techniques n° 41
une véritable cartographie sonore. Si certaines mécaniques
associant l’espace et le son fonctionnent pour un groupe
social et culturel (le tintement d’un verre en cristal dissout
l’effet « cocktail », la plainte hurlante d’une sirène fige et met en
alerte, le délai entre le son et la lumière du tonnerre renseigne
sur la proximité de l’orage ), d’autres associations resteront
particulières à chacun : dans le brouillard épais d’un matin
d’automne, l’un « entendra » la bouée sifflante, l’autre l’autocar
du ramassage scolaire ; aux premières mesures du thème
d’Amarcord, l’un « verra » le navire enrubanné de lumières,
l’autre le chapeau rouge de La Gradisca.
Car ce que savent faire l’un pour l’autre l’espace et le sonore,
c’est ouvrir – d’un trait, d’une note, d’un coup de baguette
magique - le coffre aux souvenirs. En architecture on attend
le plus souvent de l’espace qu’il se mette au service du
sonore : l’écrin sert l’éclat du bijou. Les salles de concert
sont ainsi conçues en fonction de la programmation musicale
(réverbération, premières réflexions, diffusion, dispersion,
décroissance spatiales adaptées). Il arrive aussi que le sonore
se plie aux lois de l’espace lorsque, par exemple, la musique
s’adapte à la réverbération du lieu. Il est plus rare que le sonore
participe à la pratique de l’espace, par des incrustations
(signalétique, signaux, ambiances musicales marquant les
territoires) ou à sa plastique par des effets d’excursion (l’effet
Doppler affirme un axe dynamique, l’effet Haas oriente le
regard). Il est exceptionnel qu’il serve son esthétique (sauf,
peut-être, l’esthétique de sa disparition lorsque l’on détruit
des immeubles à l’explosif), quelles que soient les pirouettes
et les prouesses de la spatialisation électroacoustique du
son. L’espace et le sonore ont en commun une dimension
temporelle. L’un se parcourt (au minimum du regard), l’autre
se déroule. Ce qui est apparu avant, ce qui est annoncé pour
après, influent sur notre appréciation. Telle vastitude sera
encore plus vaste au sortir d’un étroit tunnel, tel fracas sera
encore plus fracassant s’il est précédé d’un silence obstiné.
Dans cette optique, l’espace et le sonore ont tout intérêt
à coordonner leurs actions : par exemple, l’effet spatial de
compression-détente, accompagné ou accompagnant l’effet
de retenue-déchaînement, produira une dynamique commune
très efficace. L’espace et le sonore peuvent cependant tirer
parti de leur association sans recours à l’effet « Dupond
et Dupont » (je dirai même plus…). Que d’une coquille de
noix (Qu’y a-t-il à l’intérieur d’une noix, qu’est-ce qu’on y voit,
quand elle est fermée ?) filtrent murmures, craquements, ou
tintinnabulements, et la coquille de noix se transforme au gré
du son en boule de cristal, grenade, ou grelot. La relation
de l’espace et du sonore s’établit souvent via des « objets »
ponctuels (à la croisée des génératrices de l’espace) et des
« accords » instantanés (à la source des développements
du sonore) en interaction. Un espace sonore, produit
d’une hybridation des objets et des accords (de leur greffe
réciproque), peut en résulter à quelques conditions :
- qu’objets et accords soient authentiques (pas de faux-
semblant, d’illusion, de simulacre) ; - que nécessité fasse loi
(rien d’inutile, cf le « less is more » de Mies Van Der Rohe) ; -
que le temps y fasse son œuvre (une organisation périodique
des évènements) ;
- qu’objets et accords, discrets, s’estompent naturellement
dans l’ombre du premier passant qui passe ;
- que le rayonnement acoustique des objets soit le mode de
dispersion des accords.
Ces conditions sont souvent réunies sans l’intention
particulière d’un concepteur spécialisé: par exemple, dans
l’espace sonore « japonais » des Jardins Albert Kahn, à
Boulogne-Billancourt, dans les maisons conçues par Tadao
Ando à Osaka, ainsi que dans la plupart des lieux de culte
(pavillons pour la cérémonie du thé, temples, monastères).
L’attention aux accords de l’espace et du sonore y fait tout
simplement partie d’une conception générale soucieuse non
pas de faire se répondre les discours mais d’accorder les
dialogues, fussent-ils muets. Le sonore, âme des objets («
objets inanimés, avez-vous donc une âme.. ? »), s’en échappe
et se diffuse dans l’espace alentour. C’est un conquérant. Le
feu dans l’âtre, le vent berçant les volets, le reflet doré du
balancier de la pendule sont des scènes sonores qui génèrent
non pas une représentation plus réaliste ou plus présente
de l’objet sonore, mais un espace sonore se développant à
partir de l’objet (tel le génie sortant de sa théière au moindre
frottement). Plus de feu, plus de vent, plus de mouvement,
plus de son et …plus d’âtre, plus de fenêtre, plus de pendule,
sans doute, et surtout plus d’espace: un désert dérisoire qui
m’exclut, faute de place, faute d’espace à partager.
Fondé à l’origine sur la recherche du meilleur service (« form
follows function ») le design formel des objets et des lieux
vise aujourd’hui – souvent - à compenser leur silence, qu’ils
soient au repos - « hors service » - ou si discrets dans leur
fonctionnement que l’on pourrait douter qu’ils sont bien là,
disponibles, efficaces, « en forme ». Là où d’autres disciplines
s’épuisent ou renoncent (voir le refuge ou la fuite en avant dans
le virtuel à grand renfort de « nouvelles technologies »), de
même que le souffle régulier d’un enfant endormi nous rassure
bien plus que ses joues roses, le design sonore des espaces
nous assure tranquillement de l’essentiel : leur réalité.
L’espace et le son