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La psychoacoustique dévoile le potentiel musical du timbre
à la structure suggérée par les régularités statistiques.
Ensuite des groupes de trois timbres, qui faisaient ou
pas partie de la grammaire, ont été présentés et l’audi -
teur devait les classer comme conforme ou non aux
régularités. Les auditeurs étaient capables d’appren-
dre la grammaire, mais curieusement cet apprentis-
sage ne dépendait pas de la conformité entre la struc-
ture du groupement sur la base des caractéristiques
acoustiques et les régularités statistiques réglant les
probabilités de transition entre timbres.
Le rôle du timbre dans la tension musicale
Le timbre peut également contribuer à la forme musi -
cale à plus grande échelle et, plus spécifiquement, au
sens du mouvement entre la tension et la détente. Ce
mouvement a été considéré par bon nombre de théori-
ciens de la musique comme une des bases primaires
de la perception de la grande forme en musique. Il a été
associé traditionnellement à l’harmonie dans la musique
occidentale et joue un rôle important dans la théorie
générative de la musique tonale de Lerdahl & Jackendoff
[56]. Les travaux expérimentaux sur le rôle de l’harmo-
nie dans la perception de la tension et la détente musica-
les (ou inversement, la sensation de tension qui accom-
pagne un moment auquel la musique doit continuer et
la sensation de détente qui accompagne l’achèvement
d’une phrase musicale) a suggéré que la rugosité auditive
était un composant important de la tension perçue [57].
La rugosité est un attribut élémentaire du timbre fondé
sur la sensation de fluctuations rapides dans l’enveloppe
d’amplitude. Elle peut être générée par des composan-
tes fréquentielles proximales dont l’interaction dans la
périphérie auditive crée des battements. Des interval -
les dissonants tendent à avoir plus de tels battements
que les intervalles consonants. Ainsi, une relation assez
directe entre la dissonance sensorielle et la rugosité a
été mise en évidence (voir [58, 59] pour des revues de
questions).
Comme première étape vers une compréhension de
comment ceci pourrait opérer dans la musique, Paraskeva
& McAdams [60] ont mesuré l’inflexion de la tension
et la détente musicales résultant d’un changement de
timbre. Les auditeurs devaient évaluer sur une échelle
en 7 points le degré d’achèvement perçu de la musi -
que à plusieurs endroits où la musique a été arrêtée.
Ce qui en résulte est un profil d’achèvement, qui peut
être utilisé pour inférer la tension musicale en établis-
sant une équivalence entre l’achèvement et la détente,
d’un côté, et le manque d’achèvement et la tension, de
l’autre. Nous avons testé deux morceaux de musique :
un extrait du Ricerar tiré de l’Offrande Musicale pour 6
voix de Bach (œuvre tonale) et le premier mouvement
des Six Pièces pour Orchestre de Webern (œuvre non
tonale). Chaque extrait a été joué par un échantillonneur
numérique en version orchestrale (l’orchestration par
Webern de l’œuvre de Bach a été utilisée) et en version
pour piano (une transcription directe des versions orches-
trales). Il y avait des différences significatives entre
les deux versions, témoignant ainsi d’un effet notoire
du timbre sur la tension musicale perçue. Cependant,
aux moments où les versions étaient différentes dans
les œuvres, la version orchestrale était toujours plus
détendue que la version pour piano.
L’hypothèse posée par Paraskeva & McAdams [60] pour
cet effet était que la plus grande détente de la version
orchestrale pourrait être due aux processus impliqués
dans la formation des flux auditifs et à la dépendance
de la rugosité perçue sur les résultats de tels proces-
sus d’organisation perceptive [61]. La rugosité, ou tout
autre attribut d’un événement auditif isolé, est calcu-
lée après que les processus d’organisation auditive ont
groupé les informations auditives. Les sons de piano ont
une attaque assez franche. Si plusieurs notes ont lieu
en même temps dans la partition et sont jouées avec un
son de piano, elles seront très synchrones. Puisqu’elles
commencent en même temps et ont des enveloppes
d’amplitude semblables, elles tendraient à se fusionner
perceptivement et la rugosité calculée résulterait de l’in-
teraction de toutes les composantes fréquentielles de
toutes les notes.
La situation en est autre pour la version orchestrale
pour deux raisons. La première est que pour des raisons
de contrôle expérimental, le même timing a été utilisé
pour les versions pour piano et pour orchestre. Dans ce
dernier, plusieurs instruments qui jouent ont des attaques
lentes, tandis que d’autres ont des attaques rapides. Il
pourrait y avoir donc un grand asynchronisme entre les
instruments en termes du temps d’attaque perçu [62].
En outre, puisque les timbres de ces instruments sont
souvent très différents, plusieurs voix différentes avec
des timbres différents arrivent de façon momentanée à
une sonorité verticale donnée, mais la verticalité n’est
pas perçue car l’auditeur continuerait vraisemblablement
à suivre perceptivement les instruments individuels hori -
zontalement, privilégiant ainsi la ségrégation des flux
plutôt que leur intégration. Ainsi, l’asynchronisme des
attaques et la décomposition des verticalités en hori -
zontalités concourraient à réduire le degré de fusion
perceptive. Une fusion réduite signifie une plus grande
ségrégation. Et alors la rugosité de la version orches-
trale serait calculée sur chaque événement auditif seul
plutôt que sur la masse sonore composée de l’ensem-
ble des événements simultanés. Ces rugosités indivi -
duelles dans la version orchestrale seraient vraisembla-
blement moindres que celles de la version pour piano.
Donc une fois de plus, la composition timbrale peut avoir
une interaction étroite avec les processus de formation
des flux auditifs.
Conclusion
Le timbre musical est une combinaison de dimensions
perceptives continues et de traits discrets auxquels les
auditeurs sont sensibles mais avec des degrés de sensibilité
différents selon l’individu et la dimension. Les dimensions
continues ont souvent des corrélats acoustiques quanti-
fiables. La représentation de l’espace de timbres est un
modèle psychologique puissant qui permet de prédire des
aspects de la perception du timbre dans des situations
au-delà de celles qui sont utilisées pour dériver le modèle
en première instance. Les intervalles de timbre, par exem-
ple, peuvent être conçus comme des vecteurs au sein
de l’espace. L’espace de timbres peut également prédire
qualitativement la grandeur des différences de timbre qui
provoquerait la ségrégation des flux auditifs.